Parole

Erri De Luca - Le sommeil de la terre

Erri De Luca

L’humanité a inventé le blé, le riz, l’orge. La longue succession des générations paysannes a amélioré les semences et les a rendues plus fécondes. Aucun puissant de ce monde n’a pu se passer des cultivateurs. Il les a opprimés, pillés, mais il en a toujours eu besoin. Aujourd’hui, des entreprises ont réagi en mettant le blé, le riz, l’orge sous brevet. Elles affirment légalement qu’elles l’ont inventé. Aujourd’hui, les puissants s’arrangent pour que les paysans aient besoin d’eux. Cette inversion est la marque même du progrès. Nous nous dirigeons vers un asservissement de la terre et des cultivateurs. C’est pourquoi, nous sommes tous à présent des sans terre, même ceux qui possèdent un bout de terrain bien enregistré à leur nom au cadastre.
La terre a d’abord perdu son samedi de repos, puis ses travailleurs ont perdu le sommeil. Danilo De Marco photographie l’insomnie de la terre, transmise du sol aux visages de ceux qui sont penchés dessus. Ils ont les traits de la terre sans samedi.
Le sourire est la grimace qui ressemble le plus au bâillement. Dans les photos de Danilo qui fouille dans les croûtes détachées de la planète, percent de rares sourires, aucun bâillement. Qui est sans terre, est sans sommeil. La terre maudit.
Avec les breveteurs abusifs de semences vitales, apparaissent les nouveaux propriétaires des eaux. Ils seraient capables de faire valoir un droit d’exploitation des nuages ou de la neige.

Être sans terre est un premier passage, une étape de l’expropriation. Dans de vastes régions d’Asie, on vit déjà sans ciel, disparu derrière une couche de condensation de gaz et de fumée. Des enfants grandissent sans connaître les étoiles. Bientôt l’air sera distribué comme l’électricité.
Ceux qui perdent leur terre sous leurs pieds ont perdu. On se consacre à l’alpinisme afin de pouvoir embrasser en cachette la surface perdue, sous prétexte de pratiquer un sport.
Avec son noir et blanc éclairé à giorno, Danilo montre par avance une planète vidée de ses couleurs. Tandis que s’envolent les jours de l’année 2008 d’un siècle à la date d’échéance proche, le vent s’amuse à former des tourbillons et des cyclones au-dessus d’un sol exproprié. Sa toupie rime avec la phrase de celui qui a dit : “Mienne est la terre, étrangers et résidents de passage vous êtes près de moi” (Lévitique/Vaikra 25, 23)